À la Station de biologie des Laurentides, ces technologies de pointe sont utilisées pour anticiper l'avenir de nos écosystèmes forestiers.
Des chercheurs avaient eu recours à des drones et à des algorithmes pour identifier et cartographier les arbres sur de vastes étendues de forêts tropicales. Et ces derniers jours, à la Station de biologie des Laurentides de l'Université de Montréal, un drone a souvent sillonné le ciel. Derrière ces vols aériens se trouve un ambitieux projet scientifique: comprendre comment les arbres réagissent aux changements saisonniers et, à plus grande échelle, aux bouleversements climatiques. Depuis 2021, Ariane Roberge, étudiante en biologie sous la direction d'Etienne Laliberté, travaille sur ce projet pour son doctorat.
Un œil dans le ciel, saison après saison
«Depuis 2021, je viens à la Station de biologie des Laurentides du début mai jusqu'à la mi-novembre, raconte Ariane Roberge. Je veux observer les moindres variations dans les changements de couleur des feuilles.»
Si l'on pense généralement que la saison des couleurs débute en septembre, certaines espèces amorcent leur métamorphose dès le début d'août. Pour ne rien rater, Ariane Roberge planifie ses vols méticuleusement. «Dans les grosses semaines, parfois, je reste sur place toute la semaine. Je me lève, je fais mes vols de drone. Ça prend environ une demi-journée.»
Le protocole est réglé au millimètre près: Ariane Roberge installe la base GNSS, prépare le drone et lance la mission programmée à l'avance. «Mon rôle, c'est d'être sur le quai, la manette à la main au cas où quelque chose arriverait. Le drone génère alors des centaines de photos, que je traite sur mon ordinateur l'après-midi même.»
Ces clichés sont ensuite assemblés grâce à des logiciels spécialisés pour produire une gigantesque image, appelée orthomosaïque, qui couvre près de 43 hectares.
Un travail de fourmi grandement aidé par de nouveaux algorithmes
Sur ces images prises par des drones, 23 000 couronnes d'arbre, réparties en 14 classes, ont été minutieusement segmentées et annotées à la main. Une tâche désormais largement allégée grâce aux progrès de l'intelligence artificielle.
«Juste entre 2021 et aujourd'hui, il y a eu des avancées majeures, se réjouit Ariane Roberge. Avant, la segmentation des couronnes prenait des heures. Maintenant, grâce à de nouveaux modèles, tout peut se faire automatiquement.» La segmentation, c'est le processus par lequel un algorithme dessine précisément le contour de la couronne de chaque arbre. Une fois cette étape franchie, le modèle peut identifier l'espèce sans intervention humaine.
«On valide évidemment ces résultats, puis on les corrige si nécessaire, précise Ariane Roberge. Mais le gain de temps reste tout de même phénoménal.»
L'IA travaille en 3 étapes:
- Détection: l'algorithme repère sur l'orthomosaïque la présence d'arbres en plaçant des points ou des boîtes autour de chaque couronne.
- Segmentation: le modèle trace précisément le contour de chaque couronne d'arbre.
- Identification: il détermine à quelle espèce appartient chaque arbre.
«Pour les types de forêts bien représentés par les modèles d'IA (par exemple en forêt mixte tempérée, comme à la Station de biologie des Laurentides), on n'a plus nécessairement besoin d'aller sur le terrain pour identifier les espèces d'arbres, note la chercheuse. Avant, on était trois sur le terrain, à scruter chaque arbre. Maintenant, tout peut se faire à partir des images, que les modèles d'intelligence artificielle continuent à être "nourris" par de nouvelles images. Le travail de terrain du biologiste reste quand même d'actualité, mais prend une autre forme, par exemple aller valider certaines identifications qui semblent inexactes.»
Entre canicules et stress hydrique: l'apport de l'imagerie thermique
Depuis 2024, Ariane Roberge a ajouté une autre dimension à ses recherches: l'imagerie thermique. Cette technique révèle la température des arbres, un indicateur clé de leur état de santé, notamment face au stress hydrique.
«L'idée, c'était de comprendre quels arbres souffrent lors des vagues de chaleur, explique l'étudiante au doctorat. Lorsque l'eau n'est pas une ressource limitante, les arbres ouvrent leurs stomates et libèrent de la vapeur d'eau, ce qui refroidit la surface de leurs feuilles. En situation de stress hydrique, ils ferment ces stomates, et leur température grimpe.»
L'imagerie thermique permet donc de repérer les arbres en difficulté, car leur feuillage devient plus chaud que celui des arbres en bonne santé. Cette approche ouvre de nouvelles perspectives pour prédire quels arbres risquent le plus de souffrir des changements climatiques.
Les espèces les plus résilientes et les plus vulnérables
Grâce à cette combinaison d'images, de données thermiques et d'IA, Ariane Roberge commence à distinguer certains schémas dans la forêt laurentienne.
«L'érable rouge, par exemple, est une espèce dotée d'une très grande capacité d'adaptation. Il est à l'aise autant dans les milieux humides que dans les milieux secs. On observe qu'il commence souvent à changer de couleur plus tôt, comme s'il anticipait le stress à venir.»
Ce changement précoce de couleur marque le début de la sénescence: un processus par lequel les feuilles cessent leurs fonctions vitales et rapatrient les ressources dans l'arbre avant l'hiver.
«Les espèces capables de déclencher leur sénescence plus tôt pourraient mieux survivre aux changements climatiques, analyse Ariane Roberge. En revanche, d'autres espèces, moins flexibles, pourraient être plus vulnérables.»
Un terrain unique pour la recherche
La Station de biologie des Laurentides constitue un laboratoire à ciel ouvert particulièrement précieux. Sur un même territoire, on y trouve une grande diversité de milieux : tourbières, vallées, caps rocheux, plateaux riches en matière organique. «C'est fascinant de pouvoir travailler ici, souligne la doctorante. Tout est tellement varié. Ça nous permet d'observer comment les mêmes espèces réagissent différemment selon leur environnement.»
Au-delà de la simple cartographie forestière, ces travaux visent à anticiper l'avenir des écosystèmes forestiers québécois. «Notre objectif, c'est de savoir quelles espèces vont continuer de prospérer dans le contexte des changements climatiques, et lesquelles risquent d'être mises en péril.»
Une recherche qu'elle poursuivra à Perth, en Australie, en octobre prochain.